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Attention, cet article comporte des spoilers du manga Monster écrit par Naoki Urasawa et adapté en anime par le studio Madhouse. Je vous en déconseille la lecture si vous n'êtes pas à jour et que vous souhaitez vous y mettre.

Afin d'inaugurer en grande pompe cette galerie de portraits (pour plus d'informations, je vous renvoie à la description de ce blog), je vais donc m'attaquer à un « méchant », même si cette appellation extrêmement simpliste et réductrice m'irrite au plus haut point. Cet antagoniste est sans doute bien moins connu que les grands agents du mal ayant laissé une empreinte durable dans l'histoire du cinéma, d'Hannibal Lecter à Michael Corleone en passant par Keyser Söze. Pourtant, il ne fait nul doute qu'il mérite de siéger à leurs côtés.

https://www.youtube.com/watch?v=SeSi76ADGLw

Johan Liebert

Johan Liebert

Voici donc l'un des personnages de fiction les plus marquants qu'il m'ait été donné de voir. Il s'agit du principal adversaire (à moins qu'on choisisse de le considérer comme le « héros » éponyme) de Monster, un seinen conçu par le fameux mangaka Naoki Urasawa. Ce thriller prend place en Allemagne et en Europe de l'Est, peu après la chute du mur de Berlin. L'histoire est d'abord centrée sur un médecin d'origine japonaise, le docteur Tenma, neurochirurgien de haute volée, qui sauve un jour un garçon atteint d'une balle en pleine tête, avant que l'enfant et sa soeur jumelle ne disparaissent dans des circonstances pour le moins mystérieuses. Dix ans, plus tard, le garçon de jadis ressurgit des méandres du passé et abat froidement un patient sous les yeux du docteur, obligé d'assister à cette scène macabre, impuissant et réalisant que l'enfant auquel il a redonné vie est devenu un véritable monstre. Il n'aura ensuite de cesse de le retrouver, lancé dans une véritable chasse à l'homme, alors qu'il est lui-même devenu un fugitif, puisque soupçonné par la police des crimes prémédités par Johan. Peu à peu, il en apprendra davantage sur le passé de ce dernier et sur ce qui l'a amené à devenir l'un des plus grands tueurs en série...

Le monstre sans nom, le diable sous les traits d'un ange, le parfait prédateur... voilà quelques uns des multiples qualificatifs qui peuvent être attribués à Johan Liebert. On le voit finalement assez peu au fil de l'intrigue, mais absolument tout tourne autour de lui, de son histoire et de ses agissements. De surcroît, ses rares apparitions ne manquent pas de faire froid dans le dos. Fruit d'un projet eugéniste qui visait à « créer un individu parfait », expérience née de l'imagination fantasque d'un certain Franz Bonaparta, Johan est la figure même du mal incarné, dans son essence la plus pure. Son apparence angélique ne manque pas de contraster avec son esprit démoniaque, puisqu'il est dénué de toute compassion pour ses semblables et, derrière ses manières policées et affables, use avec un immense talent de l'art de la manipulation, ne venant point démentir l'adage selon lequel le diable se dissimule dans les détails. Ses actes sont indéniablement cruels, pas tant en raison de leur ampleur et du nombre de victimes qu'il a menées vers un destin funeste que par sa manière de procéder. S'il est en fin de compte bien rare qu'il se salisse lui-même les mains (on ne le voit presque jamais exercer la violence physique), il ne manque pas d'intervenir à plusieurs reprises, son mode opératoire préféré étant la torture psychologique. Il va ainsi jusqu'à supprimer tout l'entourage d'une personne pour la placer dans un état d'isolement, éliminer un père sur le point de retrouver sa fille, qu'il n'avait pas vue depuis des années, ou bien pousser au suicide un enfant né d'une prostituée et en quête de sa mère... Pourtant, en dépit du caractère incontestablement abject de ses actions, longtemps préméditées à l'avance, dont il est parfois difficile d'anticiper les effets insidieux, ce personnage suscite davantage la fascination que la répulsion ou le dégout.

Si une balle en pleine tête n'a point permis d'occire le monstre la première fois, en sera-t-il différemment de la deuxième ?

Si une balle en pleine tête n'a point permis d'occire le monstre la première fois, en sera-t-il différemment de la deuxième ?

Johan Liebert est en effet un « méchant » extrêmement complexe et difficile à cerner, qui ne laisse en rien indifférent. Cela tient bien sûr à son intelligence et son charisme, grâce auquel il parvient toujours à s'entourer de nombreux partisans, qu'il s'agisse d'anciens « amis d'enfance », de groupuscules néo-nazis voyant en lui un nouvel Hitler, ou d'ex-membres de la police secrète tchécoslovaque reconvertis dans le crime organisé. Mais ces éléments ne sauraient être les seuls à prendre en compte. Cet être, qui semble en effet venu d'ailleurs, constitue un véritable mystère, de par sa manière d'être ou la longueur d'avance qu'il a toujours sur les autres personnages. Ce mystère est l'un des principaux piliers du manga. Ce personnage est avant tout un individu sans identité propre (Johan Liebert n'étant qu'un pseudonyme) et sans conscience, en quête des souvenirs qui lui ont été enlevés, l'histoire de ses pérégrinations présentant d'étranges et dérangeantes similitudes avec un conte pour enfant intitulé « Le monstre sans nom » et rédigé de la main de son « créateur », contre qui il finira par se retourner, à l'image de la créature de Frankenstein, emportant la vie d'innombrables innocents dans sa quête. Son impassibilité, si ce n'est son absence totale d'émotions, en font un personnage unique et proprement « inhumain », dont on vient parfois à douter de l'existence. C'est avec un soin méticuleux qu'il organise ses crimes, capable d'effacer toute trace de ses actes, du moins quand il ne laisse pas sciemment en évidence des indices, en vue de « guider » les autres personnages clés, notamment ceux qui cherchent à le tuer.

Néanmoins, Johan n'est pas qu'une simple figure du mal parmi tant d'autres. Tour à tour bourreau et victime, il est celui qui, par un simple regard, parait capable de scruter les profondeurs et les vicissitudes de notre âme, s'appropriant les plus noirs secrets de ses victimes avant de les utiliser contre elles ; il est celui qui révèle le monstre qui est en nous... Cet aspect de sa personnalité est indéniablement lié à sa relation avec le docteur Tenma, à qui il semble accorder une faveur du fait qu'il l'a sauvé par le passé... à moins qu'il n'en fasse sa dernière victime. Le docteur Tenma est en effet le total opposé de Johan Liebert (et au passage l'un des personnages les moins intéressants de l'oeuvre, de nombreux autres intervenants secondaires bénéficiant d'un traitement leur conférant une plus grande épaisseur, mais ça ne reste bien sûr que mon point de vue). Tout transpire en lui la bonté et la foi humaniste, puisqu'incapable de faire du mal à une mouche. Prenant à cœur son travail de médecin et traitant ses patients de façon équitable, il est persuadé qu'il y a du bon en chacun de nous et que « toutes les vies ont la même valeur ». Or, c'est ce dernier point qui va particulièrement attirer l'attention de Johan Liebert, désireux de mettre à l'épreuve ses convictions, voire de lui prouver le contraire, que « ce n'est que dans la mort que nous sommes égaux ». C'est d'ailleurs pourquoi, à plusieurs reprises, il va délibérément s'exposer au docteur Tenma, afin de le mettre au pied du mur et de le pousser à commettre un meurtre de sang froid, souillant à jamais son âme.

https://www.youtube.com/watch?v=jnpFuwSe2Bc

https://www.youtube.com/watch?v=jnpFuwSe2Bc

Ceci rend notamment plus crédible le fait que le héros ne meurt pas de la main d'un adversaire démesurément plus fort que lui et cherchant à le tuer. Ce n'est justement pas le but du « méchant ». Son ambition est bien moins simpliste et par là même bien plus machiavélique. Car l'objectif de Johan n'est en aucun cas le profit ou le désir de dominer le monde, comme ça peut être le cas dans la plupart des œuvres de fiction. Il semble être au-dessus de tout cela. Fasciné par la peur et le chaos, il va plusieurs fois tenter de procéder à un « suicide parfait », mettant en scène sa propre mort, de la main du docteur Tenma, au milieu d'une scène d'apocalypse, faisant sans cesse plus de victimes. S'il est si difficile à cerner, c'est aussi parce qu'il raisonne visiblement selon une logique et une « philosophie de vie » qui lui sont propres. Accordant autant d'importance à ses semblables qu'à une colonie de fourmis dont il aurait analysé méthodiquement le comportement pour en comprendre les mécanismes, il porte un regard pour le moins sinistre sur le monde et l’absence de sens dans la vie, y compris dans sa propre existence, qu'il cherchera non seulement à supprimer, mais plus encore à effacer de toute mémoire collective : « C'est la mort qui est naturelle dans notre univers, certainement pas la vie... la vie ne représente rien, c'est la mort qui prédomine. ». Tels sont ses mots. Si les exceptionnelles aptitudes dont Johann dispose lui confèrent de formidables possibilités en vue d'accéder à pouvoir et richesses, il est lui-même totalement indifférent aux facéties absurdes reflétant les courtes vues d'une pathétique condition humaine. Il semble bien au contraire agir dans une optique comparable à celle de L'immoraliste d'André Gide, la parfaite antithèse de l'acte moral tel que conceptualisé par Kant, en ce sens que l'intention désintéressée d'une action non motivée par un but purement égoïste ne constitue pas pour autant un réel moyen de se prémunir de la consécration du mal. Les pensées les plus intimes de Johann Liebert sont toutes entières tournées vers la destruction et la fin de toute vie, obsession lancinante qu'il laisse d'ailleurs transparaitre lors d'une ultime confrontation avec sa sœur venue le tuer. « Je vais en finir » dit-elle, et voici ce qu'il lui répond : « En finir ? Mais où et quand ça doit finir ? La fin. La fin. La fin... Bien souvent, j'ai crû y assister, à la fin de tout. ». Le désir de mettre un terme à cette histoire semée d'embûche qu'est la vie se voit donc érigé en principe premier, un axiome pré-existant à toute tentative de justification et c'est bien parce que la plupart des crimes perpétrés par cet ange semant la mort dans son sillage ne répondent à aucun mobile précis qu'il en devient terrifiant.

Il était une fois, un monstre sans nom

Une description bien plus exhaustive que celle qui a déjà été faite ne suffirait pas à retranscrire le caractère de ce personnage. Il faut néanmoins s'attarder sur la relation qui le lie à Nina, sa sœur jumelle, l'une des rares personnes, avec le docteur Tenma, pour lesquelles il semble éprouver un tant soit peu d'affection. « Je suis né dans une ville pour contes de fée. J'en suis parti en marchant, main dans la main avec mon double. C'était comme si... nous étions seuls au monde. ». Des événements imprévus rendent toutefois assez confus le sort qu'il lui réservait exactement après avoir fait assassiné ses parents adoptifs, ce qui poussera cette dernière à se lancer à son tour à sa recherche pour le tuer. Les évocations faites de leur passé montre cela dit clairement qu'il était uni à sa sœur par un lien indestructible et que c'est un des points qui a grandement conditionné sa manière d'être par la suite. Leur relation, teintée à la fois d'amour, de tristesse et de haine, qui connaitra maintes évolutions tout au long de l'intrigue, constitue un des éléments clés afin de permettre au lecteur de mieux décrypter la personnalité du monstre sans nom, ou tout du moins de s'essayer à gratter la surface.

D'ailleurs, parmi les points qui font tout l'intérêt du personnage, figure aussi le fait qu'à aucun moment, le voile n'est pleinement levé sur ce dernier, qui conserve jusqu'à la fin une aura indéfectible de mystère, accentuant par la même occasion l'aspect irréel et profondément effrayant de sa simple existence, tel le Horla dans l'oeuvre de Maupassant. Il est en effet difficile de juger les actes de ce personnage dans la mesure où on a du mal à saisir s'il est fou à lier ou extrêmement lucide. Le manga soulève même à un moment donné l'hypothèse de la double personnalité, d'autant que ses agissements présentent d'étranges similitudes avec « Le monstre sans nom » et autres contes, histoires dans l'histoire, selon le procédé de la mise en abîme. Son but ultime n'est pas sans rappeler la dernière page sur laquelle se termine le plus important de ces contes : « Alors qu'il avait enfin un nom, il n'y eut plus personne pour l'appeler par son nom. ». À moins que tout cela ne soit qu'un jeu pour se jouer des autres protagonistes, mais également du lecteur. Cela rejoint d'une certaine manière le problème relatif à la part de responsabilité qu'il convient d'attribuer à Johan, en ce qui concerne ses crimes. Sa personnalité en tant qu'adulte paraît effectivement avoir été grandement conditionnée par son enfance. Plusieurs pistes sont mises en évidence, sans pour autant qu'on ne parvienne à déterminer précisément celle qui l'a fait basculer et l'a amené à devenir un monstre, sachant que cela tient parfois de l'infime détail. Serait-ce son séjour à l'orphelinat « Kinderheim 511 », un milieu dans lequel les enfants étaient façonnés par la brutalité et la violence ? Serait-ce les odieuses expériences qui ont été pratiquées sur sa sœur à la bien nommée « Villa des roses » ? Ou bien serait-ce tout simplement les derniers mots d'une mère, confrontée à un atroce « choix de Sophie » ? Aucune réponse claire n'est donnée de but en blanc au lecteur. La fin, ouverte, laisse d'ailleurs place à un vaste champs d'interprétations quant au destin de Johan Liebert. Un personnage que l'on ne saisit pas toujours, mais qui reste longtemps ancré dans les esprits par la suite.

https://www.youtube.com/watch?v=kQU2I7jXhqg

https://www.youtube.com/watch?v=kQU2I7jXhqg

Sur ce, si le cœur vous en dit, je vous invite à lire Monster de Naoki Urasawa, ou bien à visionner l'adaptation animée (auquel renvoie d'ailleurs le dernier lien de cet article), de très bonne facture. Il s'agit vraiment d'un manga intéressant, en particulier de par les thèmes qu'il aborde (eugénisme, embrigadement, éducation, manipulations sur des enfants, lavage de cerveau, racisme...), insistant notamment sur l'importance de la sociabilité syncrétique durant l'enfance dans le façonnement de ce que sera ensuite l'individu, et de par les personnages qui le parsèment, multiples et suffisamment approfondis pour qu'on s'intéresse à eux. L'intrigue est rondement menée, même si on n'échappe pas à de légères incohérences et à quelques raccourcis scénaristiques. De plus, il n'est pas si fréquent de trouver, parmi les mangas, un thriller haletant, « réaliste » et s'intéressant à notre bonne vieille Europe.

https://www.youtube.com/watch?v=39TkSokwols

Il était une fois, un monstre sans nom
Tag(s) : #Portrait, #Manga, #Tueurs en séries
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