Les deux premières saisons de la série Real Humans ont été diffusées il y a maintenant plus d'un an en France et il semblerait malheureusement que l’éventualité qu'une troisième saison voit le jour soit désormais compromise (tristesse). Cela est fort dommage dans la mesure où ce programme suédois ne manque pas de qualités et aborde des thèmes plutôt intéressants, tels la robotique et le transhumanisme, avec en filigrane un questionnement plus général sur le rapport à l'altérité et l'acceptation par nos sociétés d'êtres revendiquant leur droit d'exister et réclamant pour ce faire d'importantes réformes juridiques.
Cela fait maintenant quelques années que la Suède s'est faite remarquer dans le domaine des séries télévisées, avec des programmes ambitieux qui, s'ils n'égalent pas le budget des productions américaines et anglo-saxonnes, savent tirer profit de la singularité de leur approche. La série Real Humans appartient indéniablement à cette catégorie.
Il y est d'abord question d'une famille tout à fait ordinaire, les Engman. Les parents, soucieux de se ménager du temps libre afin de mieux concilier les impératifs liés à leur travail et leur vie de famille, effectuent le premier achat d'un androïde apte à s'occuper des tâches domestiques, geste anodin s'il en est dans une société où l'usage des hubots (c'est le nom qui est conféré auxdits androïdes dans la série) est devenu aussi courant que le fait d'utiliser un téléphone portable.
Les thématiques liées à l'émergence de la robotique ont certes été maintes fois exploitées depuis les nouvelles littéraires d'Isaac Asimov, entre autres à travers le cinéma avec, à titre d'exemple, le culte Blade Runner, mais l'intérêt de cette série suédoise réside surtout dans sa capacité à les réutiliser avec intelligence et pertinence, y apportant une touche de modernité.
Les hubots sont certes un des éléments centraux de l'histoire qui nous est contée, mais ils sont également un moyen d'aborder sous une forme détournée et d'autant plus efficace plusieurs problèmes auxquels nos sociétés contemporaines se voient confrontées. Pour ne citer qu'un seul d'entre eux, figure celui du creusement de l'écart entre les générations. Parmi les protagonistes, la famille Engman est à ce titre emblématique. Le grand-père Lennart, mis à l'écart, en vient à s'attacher profondément à son hubot, jusqu'à ce que celui-ci, devenu trop obsolète, connaisse de sérieux dysfonctionnements... Quant à sa fille et son beau-fils, ils ont de même du mal à nouer le dialogue avec leurs enfants, puisqu'étant peu présents à la maison. Mais le contraste n'est pas seulement générationnel, comme en atteste notamment le saisissant décalage entre le paisible quartier dans lequel vit la famille Engman et d'autres lieux urbains bien plus sordides. La série est fort éloignée des standards hollywoodiens dans la mesure où le traitement du sujet est plutôt réaliste, l'aspect science-fiction n'étant présent que par petites touches. Chaque personnage est identifiable tout en étant pleinement en phase avec les gens qu'on pourrait d'ordinaire rencontrer dans la vie de tous les jours, de la famille Engman à bien d'autres individus présentés, certains en venant à occuper une position que l'on n'attendait pas forcément au regard de la hauteur des enjeux qui seront dévoilés.
Nous avons également droit à une appréciation critique sur la quête de modernité à laquelle aspirent les sociétés dites développées, quand bien même ce qui peut être rapporté à la notion de progrès peut être sujet à débats (le caractère déviant qui peut résider dans l'utilisation que l'on fait de la technologie était d'ailleurs au cœur d'une autre série que je vous recommande chaudement, à savoir Black Mirror). Qu'ils le veuillent ou non, les individus sont de toute façon contraints de s'adapter à cette tendance. C'est clairement ce que laisse entendre à sa femme Hans Engman lorsque celle-ci se montre d'abord réticente à l'idée d'acheter un hubot : « Tu sais, j'ai toujours eu peur de la technologie. Je comprends très bien tes craintes, mais on vit dans une époque où tout est... moderne ». L'utilisation des hubots, si elle n'est pas en soi pointée du doigt comme nécessairement néfaste, n'en reste pas moins susceptible d'occasionner des dérives, notamment chez les jeunes utilisateurs, certains d'entre-eux n'hésitant pas à s'en servir comme des sex-toys, ce qui donne parfois lieu à des scènes pour le moins dérangeantes (asservir ses pulsions via une machine faite à notre image et conçue de sorte qu'elle pourrait à première vue passer pour une vraie personne est un acte quelque peu malsain). Ceci dit, la série ne cautionne pas non plus le repli identitaire qui semble imprégner le mouvement citoyen "100 % Humains" (d'où le titre de la série, Real Humans, néanmoins sujet à d'autres interprétations en raison de sa polysémie), qui n'est pas sans rappeler à certains égards le courant d'opposition aux avancées technologiques nommé néo-luddisme. Pour les "Real Humans", les hubots ne sont que des machines auxquelles on a conféré une grande capacité de nuisance, raison pour laquelle il conviendrait de les faire disparaître, quitte à employer les procédés les plus radicaux et violents. Pour autant, la galerie de membres que compte les "Real Humans" est suffisamment diversifiée pour que l'on ne tombe pas dans un manichéisme primaire et qu'ils soient tous taxés de racistes ou réactionnaires (même si la série n'a pas forcément vocation à être impartiale et semble quand même se positionner contre leur discours), dans la mesure où l'on peut tout aussi bien trouver chez ces personnages un complotiste névrosé qu'un individu normal comme le voisin des Engmans, qui a quant à lui rejoint ce groupe après avoir perdu son emploi, menacé par les hubots. C'est au cours de la seconde saison que sera davantage mis l'accent sur la confrontation directe entre ce premier groupe et ceux qui se revendiquent « transhumains », favorables quant à eux à l'établissement d'une égalité des droits entre tous les hubots et les humains. Dans le même temps, le père de famille sans emploi qui s'était par le passé rallié aux "Real Humans" finira, alors que son fils s'associera à une faction plus radicale chez les anti-hubots, par s'attacher malgré lui à l'une de ces machines, bien que, dans le cas présent, il devienne pour le moins délicat de considérer la vraie nature de cette dernière, à mi-chemin entre robots et humains, une authentique hubot, en somme.
Car, en effet, comme si le fait de concevoir des androïdes qui, s'ils sont programmés pour exécuter nos ordres conformément aux fameuses lois d'Asimov, nous ressemblent en tous points de par leur morphologie et leur attitude apparente, ne suffisait pas (je passe volontairement sur le fait que certains se voient trafiqués en vue d'adopter un comportement naturel, quitte à se montrer parfois impulsifs et dangereux, ou encore la mise au point par des pirates informatiques d'une « peste des hubots », soit d'un virus les affectant dès lors qu'ils cherchent à se brancher sur un serveur corrompu), voilà qu'émergent aussi des êtres bien plus évolués, les « enfants de David », fruits de l'implémentation d'une conscience humaine dans un corps artificiel grâce à une sorte de « code magique » permettant en quelque sorte de « libérer » les hubots, puisque dotés d'une conscience et d'un libre-arbitre (à supposer cependant que les êtres humains soient de base réellement détenteurs d'un quelconque libre-arbitre, si on ne s'inscrit pas dans une optique spinoziste). De ce code, objet de multiples convoitises, au point qu'il deviendra très vite le Mcguffin de l'intrigue, ou du moins l'un des principaux moteurs de l'histoire, naissent donc des individus transcendés, les « enfants de David », hubots dotés d'une individualité propre et capables eux-aussi de se confronter à des questions métaphysiques, relatives notamment à la finitude des êtres biologiques dans l'espace et le temps, qui dépassent le seul cadre utilitariste de la pensée, comme en atteste par exemple les propos de Béatrice, l'une d'entre eux, et accessoirement l'un des personnages les plus ambigus de la série : « Lorsque votre mort surviendra, vos yeux se fixeront et retiendront une dernière image. Elle s'estompera alors lentement avant de disparaitre. Voilà la vie entière d'un être humain : un bref clignement d'oeil qui met fin à une histoire immense, sans suite, sans début, dénuée de sens... ».
Le propos sous-jacent demeure donc ambigu, ce notamment du fait que l'on trouve en fin de compte une galerie de portraits extrêmement diversifiée chez les hubots, des plus altruistes aux plus dangereux. Plusieurs d'entre eux se présentent comme le miroir de notre condition d'être humain et le reflet de notre propre conscience, avec ses caractéristiques, ses imperfections et ses vices. Ces divers exemples au sein de la série tendent ainsi à mettre en exergue la porosité de la frontière séparant êtres vivants et êtres artificiels. Par l'intermédiaire des hubots, cette œuvre nous conduit à nous interroger sur notre rapport à l'alter-ego, soit à celui qui est à la fois altérité, de par sa condition de machine, et similarité, de par le fait qu'il ait été conçu à notre image, ce dans un monde où les individus tendent à se déshumaniser au fur et à mesure qu'émergent des êtres proches du statut d'être humain, sans pour autant être reconnus comme tels.
Assurément, "Real Humans" est donc une série qui mérite le détour. Bien sûr, elle n'est pas non plus parfaite et certains choix scénaristiques ont pu laisser les téléspectateurs perplexes, comme dans le dernier épisode de la première saison, une fin bâclée parsemée ci et là d'incohérences et de retournements de situation forcés. Cette conclusion initiale décevante a heureusement été rattrapée par une seconde saison d'excellente facture explorant plus en profondeur les problématiques esquissées par la série, avec en guise de season final un procès parfaitement raccord avec ses thématiques, dont les enjeux sont notamment de déterminer si oui ou non la garde d'un enfant peut être confiée à une androïde dotée d'une conscience évoluée et si cette dernière doit justement bénéficier du même statut juridique que les êtres humains (je préfère ceci dit ne pas en dire plus de crainte de gâcher la surprise à ceux qui voudraient éventuellement s'attaquer à la série). Par contre, je vous en supplie, pitié, ne perdez pas votre temps avec le remake américain, sans intérêt en comparaison de la version originale (une fâcheuse tendance qui ne semble malheureusement pas prête de s'arrêter).
P.S. : Une petite remarque sur la forme. Il est à noter qu'en dépit d'un budget limité, les maquillages visant à retranscrire à l'écran le côté "vallée dérangeante" des androïdes / hubots sont absolument bluffants.
https://www.youtube.com/watch?v=NzhJIterdog
En complément, je vous conseille aussi de visionner ce documentaire diffusé en France, encore une fois sur Arte, dans le courant de l'été dernier. De nombreux aspects relatifs à l'émergence et la démocratisation des robots sont abordés, s'accordant parfaitement avec les points abordés dans la série, même ceux qui peuvent nous paraître les moins rationnels, de l'utilisation de robots sexuels au fait de traiter sur un même plan employés normaux et robots en passant par l'émergence de robots « humains » résultant de la collecte de souvenirs d'autrui (ceci dit, face à un tel futur, je vous avoue que je suis pour ma part très loin de partager l'enthousiasme du photographe-reporter Max Aguilera-Hellweg à l'origine de ce reportage, outre le fait qu'il se fasse de mon point de vue pas mal d'illusions sur la possibilité de doter les robots d'une « âme » en l'état actuel de nos connaissances).